Hors série : Les fées ont encore soif

par Monique Durand*

Les fées ont encore soif!

Depuis les années 1960, les femmes ont avancé à pas de géant. À l'aune de l'histoire humaine, elles ont accompli en seulement un demi-siècle une sorte de miracle : se révéler à elles-mêmes et au monde. Elles ont arraché, parcelle après parcelle, la maîtrise de leur corps et de leur destin, du moins dans les pays riches. Si leur égalité juridique avec les hommes est totale ou quasi, cette égalité ne s'incarne pas encore complètement dans les faits, ni sur la scène privée ni sur la scène publique.
Les fées ont bu, certes, mais elles ont encore soif.

Ce qui est fait
Il y a d'indéniables acquis et les matières à se réjouir sont solides et nombreuses. On ne peut plus douter que les femmes aient conquis pour toujours le droit d'avoir un compte en banque et un permis de conduire. Le droit d'hériter et de léguer. Le droit d'acheter, de transiger, de céder, de donner. Le droit de voter. Elles ont à présent un nom bien à elles. Bref, elles sont désormais les «sujettes» de leur histoire.
La scolarisation des femmes connaît une poussée fulgurante depuis quelques décennies. Les étudiantes sont maintenant majoritaires en médecine, en droit, et même aux HEC! Cet état de fait, à lui seul, prépare d'autres bouleversements dans toutes les sphères de l'existence qu'il nous est difficile d'imaginer pour le moment.
La présence des femmes fait son œuvre partout. Même s'il y a encore d'importants îlots de résistance du côté de la politique, de la grande entreprise, des sciences pures et des religions. Les valeurs associées au féminin semblent progresser dans l'ensemble de l'existence. De nombreux jeunes hommes se sentent délestés — au moins en partie — de l'esclavage de la performance à tout prix, plus préoccupés de leurs responsabilités familiales que jamais auparavant. La conciliation travail-famille est devenue un thème syndical et électoral majeur. Les relations entre les hommes et les femmes, dans la sphère privée, se sont radicalement transformées. Les femmes se sont approprié toutes les formes d'expression, à commencer par la parole publique. Elles ne tremblent plus devant leur feuille avant de s'adresser à un auditoire.
Nos filles sont belles, intelligentes, délurées. Et capables de dire oui à ce qui les emballe ou les motive, capables de dire non aussi quand il le faut. En un mot, elles sont libres.
Les femmes sont maintenant les égales des hommes sur le plan juridique. Mais il reste beaucoup à faire, l'essentiel peut-être : traduire cette égalité de principe dans la pratique. L'égalité ne se conçoit plus aujourd'hui sans lui accoler deux autres mots : parité et équité. Et là, les fées ont encore soif, très soif.

Ce qui reste à faire
Car le pouvoir et les lieux de pouvoir restent éminemment masculins. «Les hommes sont encore seuls ou presque à la tête du pays, des provinces, des villes, des partis politiques, des banques, des grandes compagnies. Les hommes sont encore, ici et ailleurs, majoritaires dans les métiers les plus prestigieux et les mieux rémunérés. Bref, nous vivons encore dans un monde contrôlé par des hommes, malgré les avancées historiques importantes des femmes.» (Francis Dupuis-Déri, essayiste, romancier et politologue.)
Et la majorité de nos interviewées le disent : les femmes, encore en 2006, doivent en faire plus que les hommes pour gravir les échelons. Où qu'elles œuvrent, elles sont sommées de démontrer plus de compétence, plus de motivation, plus d'énergie, bref elles doivent en mettre plein la vue. Encore en 2006, devenir «la patronne» est loin d'être évident ou naturel! Ou bien les femmes y parviennent sans trop l'avoir cherché, un peu par accident, parce que d'autres ont perçu en elles les aptitudes d'une leader. Ou bien elles y parviennent après avoir sué sang et eau!
L'ère de la superwoman n'est pas révolue : les femmes courent encore du matin jusqu'au soir, plus vite que leur ombre, et doivent performer au travail, à la maison, comme professionnelle, collègue, mère, épouse, amante, ouf!
Plusieurs des personnalités interviewées affirment sans détour que l'inégalité persiste en 2006, mais sous des formes subtiles, à peine perceptibles. Derrière des apparences égalitaires, elles ont découvert un déficit de crédibilité des femmes. Comme si elles n'étaient pas encore totalement prises au sérieux. Comme si elles ne pouvaient pas encore faire autorité, aux yeux des hommes, mais aussi à leurs propres yeux! Tenues éloignées du pouvoir et de la prise de décision depuis toujours, elles ont assimilé l'idée que l'autorité est masculine.

Les fées ont encore beaucoup de pain sur la planche…
... et elles ont encore soif de tout. D'égalité, d'équité, de parité, de crédibilité, d'autorité. Et puis elle auraient peut-être aussi soif de repos. Le repos légitime de qui a bien lutté et besogné. On en est encore loin.
Nous vous convions ici à une sorte de célébration du regard. Le regard que portent 101 femmes de tous horizons sur leur parcours personnel, sur celui des femmes québécoises et sur notre temps. Chacun de ces regards est riche d'enseignements pour ceux et celles qui suivront. Pour les petites Marie-Ève, Stéphanie, Olivia, Sarah, Juliette, pour les petits Jean-Philippe, Edmond, Antonin, Jules, Maxime, qui emboîtront le pas à ces femmes et mettront eux aussi, le temps venu, l'épaule à la grande roue du monde qui ne cesse de tourner.

*Monique Durand est écrivaine, réalisatrice et journaliste.
 
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