Hors série : L'éthique et les affaires, une quête de sens

par par Jean-Claude Leclerc

Vers une civilisation de l'éthique

Les scandales qui ont frappé de grandes entreprises en pays industriel n'ont pas que suscité de la méfiance dans le public. Ils ont semé l'inquiétude. S'il en survient d'autres, ne risquent-ils pas de secouer l'économie et les entreprises agissant de manière responsable?

Après la chute du bloc soviétique, le système capitaliste aura tôt vu son triomphe remis en question. Il n'est plus le modèle supérieur que plusieurs y voyaient. Des entreprises sont contestées par les défenseurs de l'écologie, de l'alimentation saine, des conditions équitable de travail. En plus, un personnel exigeant supporte de moins en moins une cadence ou une structure de production peu compatible avec la qualité de vie.

Comme toute crise, celle-ci est l'occasion de remises en question. Contrairement au préjugé courant, le milieu des affaires ne fait pas que se défendre contre la suspicion ambiante. Il ne s'en tient pas, non plus, à des gestes rassurants pour le public. Une réflexion y est engagée qui touche à maints aspects de l'entreprise : sa finalité, son rapport à la société, son apport à la croissance humaine de ceux qui y œuvrent.

Plus d'un expert attribue à la quête effrénée du profit et au culte du rendement les dérives qui s'y sont répandues et leurs effets nocifs sur la conduite des gestionnaires et les attentes des investisseurs. Plus profondément, certains mettent en cause une logique productiviste et financière et sa prétention hégémonique à définir la société.

En même temps, on assiste à une réhabilitation de l'économie, des affaires ainsi que de l'argent. Théologiens et penseurs humanistes voient dans l'activité économique une contribution à l'avancement matériel des sociétés et une condition du progrès social et culturel, mais aussi un lieu de développement des qualités morales et spirituelles des gens qui s'y emploient.

Cadres et employés y viennent de partout. Une éthique du respect entre gens de cultures diverses s'y est développée. Les contributions aux œuvres communautaires y sont plus importantes que jamais. Plus encore, certaines entreprises offrent déjà des lieux d’expérimentation et de rapports humains plus riches.

Si les scandales ont suscité l'apparition de codes d'éthique, de services de conseil ou de vérification de l'intégrité, la tendance qui semble prévaloir favorise surtout la responsabilité individuelle, le rôle exemplaire des chefs d'entreprise comme des leaders en général et le développement d'une culture misant sur des valeurs humaines plus que sur les contrôles et les sanctions. L'entreprise, il est vrai, n'a jamais ignoré l'importance des gens, même si elle les a bafoués à l'occasion. Elle découvre simplement la ressource unique et le potentiel inestimable qui se cachent dans la personne humaine.

L'entreprise rejoint ainsi l'intuition fondamentale des religions. Certes, elle ne saurait cultiver les valeurs spirituelles comme l'ont fait la famille, l'école et d'autres institutions. Le voudrait-elle que la diversité des croyances en milieu de travail est incompatible de nos jours avec un tel rôle. Mais on ne saurait sous-estimer l'impact, au pays et à l'étranger, d'une entreprise qui miserait sans réserve sur l'intégrité, le service et le sens de la responsabilité sociale.

Le monde des affaires bénéficiait autrefois de l'éducation morale que les institutions procuraient aux travailleurs, aux gens des professions et aux dirigeants. De nos jours, avec le déclin de la foi et le recul de l'autorité publique, l'entreprise devient, par la force des choses, un important milieu de vie propre à redonner vigueur aux valeurs d’engagement, de responsabilité, de partage et de justice sociale.

Il est vrai qu'à l'heure de la mondialisation, la présence d'une concurrence qui n'obéit pas aux règles officielles pose un dilemme à qui voudrait les respecter. La tentation est forte, dans ce contexte, de maintenir la productivité aux dépens des ressources humaines et au prix d'une dégradation des conditions sociales. L'enjeu est considérable. Le premier devoir d'une entreprise n'est-il pas d'assurer sa survie?

Par contre, que vaudrait le succès qui se paierait de désastres écologiques, d'épuisement professionnel, de dislocation familiale et, ultimement, de recul des services publics? L'entreprise qui assurerait à ce prix son succès à l'étranger n'aurait qu'un triomphe éphémère. Elle ferait tôt chez elle l'objet de dures contestations. Elle cesserait de bénéficier d'un milieu paisible et des institutions de culture et de savoir que cherchent les jeunes artisans de l'innovation.

La règle d'or de l’entreprise comme de sa direction, c'est que nul ne travaille pour soi seul ni pour soi d'abord. Aucun secteur de l'entreprise comme aucun secteur de l'économie ne peut rien accomplir de durable s'il ne le fait avec les autres et aussi pour eux. Ce n'est pas simple nécessité pragmatique. Toute activité ne fait grandir l'humain en chacun de nous que si elle vise l'amélioration de l'ensemble de la communauté.

On peut penser que des dirigeants accaparés par leurs activités n'auront guère le loisir de se lancer dans un changement d'ordre éthique. D'aucuns estiment que tel n'est pas leur rôle ni même leur responsabilité. Les opinions à ce sujet sont à la fois diverses, nuancées et sujettes à débats. À vrai dire, si l'économie transforme une société, toute société influe aussi sur le comportement des entreprises. Or qui exercera cette influence? L'État impose des règles minimales, il ne peut créer une moralité nouvelle.

Dans l'histoire, les règles éthiques de l'activité économique sont, elles aussi, venues de la religion. Toutes les confessions ont évolué, mais les plus importantes semblent avoir perdu le pas d’avec la marche des sociétés. Elles prêchent encore la paix, la collaboration entre les peuples, la responsabilité sociale, le souci des membres plus faibles de la communauté. Mais aucune n'exerce plus d'influence décisive sur l’entreprise moderne et sur le modèle de civilisation qu'elle implique. La sagesse spirituelle doit-elle rester à la porte des entreprises?

La religion et les affaires peuvent faire bon ménage, dit-on. Or, comment l'univers religieux pourrait-il exiger une conversion du monde des affaires s'il n'est lui-même résolu à changer ses propres institutions? Un exemple frappant illustre le retard des religions à inventer des rapports qui reflètent pleinement la richesse et la dignité humaines : le statut de la femme.

S'il est un lieu où l'égalité entre hommes et femmes devrait non seulement être reconnue, mais proposée à la société, c'est l'institution religieuse. N'est-elle pas vouée à l'émancipation humaine et au plein épanouissement de la personne? Or, si des confessions sont engagées dans cette voie, d'autres y sont fortement opposées, notamment dans les religions monothéistes. Quelle église peut demander à l'entreprise de changer si elle-même reste figée dans des conceptions et des structures archaïques?

Les femmes ont envahi l'économie comme jamais dans l'histoire, mais elles restent marginales dans les postes de direction de la plupart des grandes entreprises. Ces entreprises n'osent plus faire de discrimination ouverte à leur égard; elles sont même disposées à les recruter dans tous les domaines d’activité. Mais le pouvoir, la faculté de prendre les grandes décisions, la possibilité de changer les choses en profondeur, tout cela échappe encore aux femmes. Des gouvernements font la promotion de femmes à la tête de services publics. Mais nul n'ose le faire à la tête des entreprises privées.

L'entreprise qui rendra justice aux femmes donnera au pays et au monde un exemple de changement profond accompli sans recours à la violence. À l'inverse, toute institution religieuse qui voue les femmes à un moindre statut freine le changement dans sa société et justifie ailleurs l'assujettissement d'une moitié de l'humanité.

Pourtant, en matière d'éthique et de service à la communauté, quels ecclésiastiques peuvent prétendre à plus de compétence, de dignité et de courage que ces femmes qui, les premières au pays, ont accédé aux fonctions de gouverneur général, de juge de la Cour suprême ou de vérificateur de l'État?
 
Magazine Entreprendre. Le magazine des gens qui ont l'esprit d'entreprise